Un Paradis Trompeur, Henning Mankell
13/20
Chronicle
Câest toujours compliquĂ© de lire un livre oĂč lâhistoire se dĂ©roule pendant la pĂ©riode coloniale, d’autant plus quand on se trouve du cĂŽtĂ© des colonisĂ©s.
Je savais que cette lecture nâallait pas forcĂ©ment me plaire. Avant mĂȘme de commencer, jâavais dĂ©jĂ trouvĂ© le rĂ©sumĂ© un peu problĂ©matique :
« Elle se sent seule en tant que femme au sein dâune sociĂ©tĂ© coloniale rĂ©gie par la suprĂ©matie machiste des Blancs, seule de par la couleur de sa peau parmi les prostituĂ©s noires, seule face Ă la sĂ©grĂ©gation, au racisme, Ă la haine, et Ă la peur de lâautre qui habite les Blancs comme les Noirs. »
Machiste ? Il est certain que nos sociĂ©tĂ©s sont machistes mais Ă cette Ă©poque, hommes blancs comme femmes blanches Ă©taient racistes, cruels et suprĂ©macistes donc ça nâapporte rien. Jâai lâimpression que lâauteur sâappuie sur le fait que lâhĂ©roĂŻne soit une femme pour attirer notre sympathie. Femme oui, mais colon quand mĂȘme donc je nâai pas ressenti dâempathie pour elle quoi quâil arrive. De plus, on insiste beaucoup sur le fait quâelle soit seule et effectivement, câest triste. Mais nâoublions pas qui sont les vĂ©ritables victimes dans cette histoire. Elle nâen fait pas partie.
Je craignais aussi que les noirs soient essentialisĂ©s dans le texte et que lâauteur exotise les corps des prostituĂ©s mais ça nâa pas du tout Ă©tĂ© le cas. Jâai malheureusement lu tellement dâauteurs blancs faire ça avec leurs personnages non blancs que jâai presque tout de suite cet a priori quand je mâengage dans ce genre de lecture, câest vous dire. Je mâexcuse dâavoir pris Henning Mankell pour ces auteurs de pacotille.
Enfin, ça, ce nâest que pour le rĂ©sumĂ©. Rentrons maintenant dans lâhistoire.
Pour commencer, dĂšs le prologue, ça parle de lâAfrique comme dâun pays. Comment exprimer Ă quel point ça mâexaspĂšre ? Donc, pour la milliĂšme fois, aussi incroyable que cela puisse paraĂźtre, lâAfrique est un continent (eh oui) composĂ© (surprise) de 54 pays aussi diffĂ©rents, riches et variĂ©s les uns que les autres.
MalgrĂ© cela, jâai bien aimĂ© le fait que les chapitres soient courts. Ăa apporte un vrai rythme au rĂ©cit ce qui fait que ça se lit trĂšs vite. Ăa mâa permis de rester concentrĂ©e sur lâhistoire et de lire sans dĂ©crocher.
En revanche, certains personnages ont mis mes nerfs Ă rude Ă©preuve. Racistes, mĂ©chants et si abominables quâon a juste envie dâarrĂȘter. Je pense Ă Jukka, Pedro Pimenta, Andrade, et surtout Ă Ana Dolores, une espĂšce de nonne infirmiĂšre qui en plus de haĂŻr les noirs, maltraite les animaux. Câest le genre de personnages qui ne devrait mĂȘme pas exister tellement ils sont dĂ©testables, ça enlĂšve vraiment tout goĂ»t de la lecture. Le seul que jâai apprĂ©ciĂ©, câest Lundmark, mais Ă©videmment,
voir le spoil
il meurt dĂšs le dĂ©but.Autres choses qui mâont fait grincer des dents sont les mĂ»lat***se , nĂšg*** et autres qualificatifs racistes pour dĂ©signer les noirs. Je conçois parfaitement que lâauteur a voulu rendre la violence des propos de cette Ă©poque et restituer le cadre historique afin de donner un cĂŽtĂ© rĂ©el et authentique Ă lâhistoire. Mais, encore une fois, lâauteur est BLANC ! MĂȘme dans le cadre dâune fiction, on nâa pas le droit dâĂ©noncer ses insultes. Pour ma part, je ne supporterais pas quâun auteur blanc Ă©crive un roman sur lâAfrique du Nord coloniale et ose appeler mes semblables des bougn**** entre autres insultes, mĂȘme si câest pour « faire vrai ». Je suis dĂ©solĂ©e mais ça me dĂ©range beaucoup trop. Je ne peux pas accepter ça.
Ajoutons Ă©galement les comparaisons affligeantes dâune femme noire Ă un chimpanzĂ© ou dâun docile serviteur noir Ă un chien fidĂšle. Ah lĂ lĂ , heureusement que nous ne sommes pas nĂ©s Ă cette Ă©poque hein, perso jâaurais pas tenu un jour, on mâaurait tabassĂ© direct.
Pour revenir Ă Hanna, elle mâa Ă©tĂ© tout Ă fait antipathique. Je nâai pas vraiment ressenti de compassion envers elle ni mĂȘme de proximitĂ©. En fait, ce qui mâa agacĂ©, câest surtout sa naĂŻvetĂ©. Lâauteur a crĂ©e un personnage qui nâest pas au courant de ce quâest la colonisation et lâesclavage Ă lâaube du XXe siĂšcle. Ok, Hanna est jeune et nâa connu que la vie en SuĂšde, mais il nây a pas besoin dâĂȘtre un gĂ©nie pour comprendre la rĂ©alitĂ© des rapports entre noirs et blancs. Je nâai pas aimĂ© sa crĂ©dulitĂ© notamment lorsque ses pairs maltraitaient des noirs par exemple, et quâelle nâavait aucune rĂ©action. On dirait quâelle nâarrivait pas Ă comprendre alors quâil nây a rien Ă comprendre, câest juste de la violence, bĂȘte et mĂ©chante. Le plus drĂŽle reste le moment oĂč :
« Elle ne supporta plus de voir ces hommes maltraités et leurs tortionnaires »
Oui, oui bien sĂ»r, câest pas comme si dix pages plus tĂŽt, tu avais frappĂ© la pauvre servante qui tâavais sauvĂ© la vie au dĂ©but, parce quâelle a trĂ©buchĂ© et fait tomber ton thĂ©. CâĂ©tait trop ironique, je me demande mĂȘme si lâauteur a fait exprĂšs.
Et en parlant dâironie, une autre scĂšne dans la partie III du livre mâa laissĂ© sur le mĂȘme sentiment et plus particuliĂšrement cette phrase :
« Est-ce que câest cela que je ressens ? Toute cette haine dirigĂ©e vers nous autres, les Blancs ? »
Hahaha mais quelle horreur. TenanciĂšre du plus grand bordel dâAfrique australe et richissime grĂące Ă lâargent quâelle se fait sur le dos de ses prostituĂ©es noires (qui ne couchent quâavec des colons) mais câest elle qui souffre de la haine. Aw pauvre petite crĂ©ature, est-ce que je dois aussi chialer ou câest comment ? Le pire, câest que je ne saurais pas dire si lâauteur ironise dans le but de rendre Hanna ridicule ou sâil est vraiment sĂ©rieux dans le sens oĂč il veut nous signifier qu’il y avait de la souffrance dans chaque âcampâ. Eh bien, nooooon !
Par consĂ©quent, je suis arrivĂ©e Ă un moment oĂč jâavais juste envie dâarrĂȘter ma lecture. Le sujet que traite le livre mâĂ©tait trop dĂ©plaisant. Naturellement, le racisme et la colonisation, ce ne sont pas des sujets festifs, je savais dans quoi je mâembarquais quand jâai pris ce bouquin (il Ă©tait dans la liste infernal de mes envies ! Cette liste nâa vraiment aucun sens, putain !), mais lâhistoire en elle-mĂȘme ne mâavait pas captivĂ© non plus.
JusquâĂ la partie III. Car lĂ , ça commence. Je lisais sans discontinuer et jâĂ©prouvais une rĂ©elle curiositĂ© pour la suite. Du coup, jâai vraiment fini par apprĂ©cier ce que je lisais.
CâĂ©tait trĂšs intĂ©ressant dâobserver lâĂ©volution dâHanna. LâAfrique a fait dâune pauvre paysanne suĂ©doise une femme riche et influente Ă la tĂȘte du bordel le plus lucratif du Mozambique portugais. En revanche, on voit vers la fin quâHanna se dĂ©tache de ses prĂ©jugĂ©s racistes et jâai trouvĂ© que câĂ©tait trop rapide. De mĂȘme, quand elle dĂ©cide subitement de lier son avenir Ă celui dâIsabel, je nâai pas trouvĂ© cela naturel. Ăa nâavait pas de sens pour moi. Elle et Isabel nâĂ©taient pas proches donc le fait quâelle se sacrifie comme ça, dâun coup, alors quâelle Ă©tait plutĂŽt passive tout au long de lâhistoire mâa paru dissonant. Je rajoute Ă©galement que je nâai pas su saisir si ses sentiments (son obsession ?) pour Moses vers la fin relevaient du vĂ©ritable amour ou du fĂ©tichisme. Beaucoup trop rapide. On ne peut pas tomber brusquement amoureuse dâune personne noire quand on vient tout juste de se libĂ©rer de sa nĂ©grophobie. Je trouve ça bizarre.
NâempĂȘche, jâai bien aimĂ© la touche de magie et de mystĂšre Ă la fin. CâĂ©tait jolie et ça concluait bien cette incroyable aventure quâHanna a vĂ©cu, un peu malgrĂ© elle. Eh bien, si elle est restĂ©e en terre dâAfrique, espĂ©rons quâelle et Moses se sont trouvĂ©s un vrai petit coin de paradis cette fois-ci, pour vivre heureux loin des mensonges et de la haine des hommes.
Les extraits que j’ai choisis
Une fleur de jacaranda tomba lentement, lĂ©gĂšre comme une plume. Ce silence inquiĂ©tait Hanna. Elle ne sâattendait pas Ă ce que quiconque prenne la parole, mais ce nâĂ©tait pas le silence habituel entre Noirs et Blancs, il avait une signification quâelle ne comprenait pas.
Dâun geste, elle indiqua quâelle avait fini. Les femmes prirent leurs chaises et disparurent, Judas entreprit de balayer la cour, mais elle le chassa lui aussi de la main. ZĂ© retourna Ă son piano, Carlos Ă moitiĂ© endormi dans ses bras.
Soudain, Hanna comprit le sens de ce silence. Personne ne voulait de cette proximitĂ© quâelle proposait. Ce silence Ă©tait plein dâune rĂ©ticence invisible. En mĂȘme temps, ne comprenaient-elles pas quâen tant que femme, elle serait vraiment proche dâelles ? Quâelle avait parlĂ© vrai, au milieu de ce monde dâhypocrisie et de mensonges.
Elle sortit son carnet et Ă©crivit, dâune main hĂ©sitante, comme si elle doutait de sa capacitĂ© Ă traduire ses propres pensĂ©es : « Celui qui vole Ă autrui sa libertĂ© ne peut jamais sâattendre Ă ĂȘtre proche de lui. »
Hanna dirigea sa longue-vue sur les flammes. La lueur du jour Ă©tait encore faible, mais elle devina quâil ne sâagissait pas dâun incendie ordinaire. Des Noirs couraient partout avec des gourdins et des piques. Ils jetaient des pierres et des fagots enflammĂ©s sur les soldats de la garnison portugaise qui sâĂ©taient rassemblĂ©s. Hanna aperçut des corps gisant dans la rue. Impossible de savoir si câĂ©taient des Noirs ou des Blancs.
Elle baissa sa longue-vue et essaya de comprendre ce qui se passait. Puis elle tira la sonnette, bien fort, pour quâil soit bien clair quâon devait venir sur-le-champ, mĂȘme si tous les domestiques, sauf Anaka, dormaient sĂ»rement encore.
Julietta se présenta, à moitié habillée, les cheveux en désordre. Mais elle semblait tout à fait réveillée. Les autres domestiques avaient sans doute déjà remarqué les troubles en ville et laissé la plus jeune répondre à la sonnette.
Hanna entraßna Julietta sur la véranda.
â Que se passe-t-il ? demanda-t-elle ?
â Les gens sont en colĂšre.
â Qui est en colĂšre ?
â Nous sommes en colĂšre.
En disant ces derniers mots, Julietta fit quelque chose dont elle nâavait pas lâhabitude : elle regarda Hanna droit dans les yeux. Comme piquĂ©e au vif, pensa Hanna. Ce qui se passe dans la rue me concerne aussi.
â Et pourquoi ĂȘtes-vous en colĂšre ? demanda Hanna. Allez, rĂ©ponds-moi, sans mâobliger Ă te tirer les vers du nez.
â Un Blanc a cassĂ© la cruche dâune femme.
Les soldats tirĂ©s du lit avaient ouvert le feu sur les Ă©meutiers et depuis câĂ©tait le chaos, un vĂ©ritable bain de sang.
â Câest donc une rĂ©volte, dit Hanna. Il doit y avoir une raison.
â Vraiment ? ironisa Andrade. Ces sauvages nâont pas besoin dâautre raison que leur soif de sang ancestrale pour dĂ©clencher une Ă©meute qui causera leur perte.
Hanna avait peine Ă le croire. Cela ne pouvait ĂȘtre aussi simple. Le jour oĂč le bateau du capitaine Svartman Ă©tait au port, elle avait dĂ©jĂ remarquĂ© hostilitĂ© et tristesse dans les yeux des Noirs. Elle vivait sur un continent triste, oĂč les seuls Ă rire, et souvent bien trop fort, Ă©taient les Blancs. Mais ce rire, elle le savait, nâĂ©tait souvent quâune façon de cacher une peur qui se transformait facilement en terreur. A cause de lâobscuritĂ©, de ceux qui sây cachaient, invisibles.
Je vis dans un monde oĂč les Blancs brĂ»lent toutes leurs forces Ă tromper les Noirs et Ă se tromper eux-mĂȘmes, songea-t-elle. Ils se figurent que les gens qui vivent ici ne se dĂ©brouilleraient pas sans eux. Et que les Noirs valent moins quâeux parce quâils croient que les pierres et les arbres ont une Ăąme. Mais les Noirs de leur cĂŽtĂ© ne comprennent pas quâon puisse maltraiter le fils dâun dieu au point de le clouer sur une croix. Ils sont stupĂ©faits par ces Blancs si pressĂ©s que leur cĆur lĂąche trĂšs vite, Ă©puisĂ© par la poursuite effrĂ©nĂ©e de la richesse et du pouvoir. Les Blancs nâaiment pas la vie. Ils aiment le temps, qui leur manque toujours.